Le blog de Elena la soumise
La même crise qui détruit l’homme, détruit son langage, ou du moins cette idée qu’il avait de le mettre en ordre et de lui donner la plus grande beauté possible. Un style est, comme une femme, un effort de soi sur soi, la volonté d’être ce qu’on est. Mais il n’est pas sûr que cela importe désormais à beaucoup de gens. Tout tend à faire de tous les mêmes robots. Que deviens la littérature ? Tout-le-monde lit ce que Tout-le-monde pourrait écrire. N’est-ce pas à peu près ce que disait Valéry ? C’est la plage de Miami. La cohue humaine trempe toute dans la même vulgarité. Jamais tant d’hommes n’ont su lire, jamais tant d’hommes n’ont tant lu. Magazine, Sélections, Digest…même il nous arrive de lire les plus grands chefs d’œuvre…en résumés, L’Iliade, L’Odyssée, Le Quichotte, Guerre et paix, Les Karamozov, réduits à des faits divers, à des scénarii, à des bandes dessinées. Mais combien de lecteurs pensent encore qu’ils sont comme des partenaires de l’écrivain qu’ils ont choisi de lire, qu’à un effort unique devrait répondre un effort unique, qu’ils sont responsables, qu’il dépend d’eux que les plus hauts désirs des hommes survivent, qu’ils sont les ouvriers de la tradition, qu’un grand livre n’est qu’une occasion et un moyen de se connaître et de se construire, et d’entrer par un jeu admirable, dans une grandeur et une beauté que de soi-même on n’eût jamais conçues ? Lire ne peut être qu’une grande joie difficile et solitaire. Mais peu de gens y songent. Il ne s’agit pour beaucoup, que de « passer le temps », un temps qui fait peur, et d’échapper à la pensée.
J’ai lu dernièrement sur Internet une interview de Romain Rolland où il dit : « On écrit d’abord pour soi et
ensuite pour tous les hommes. » Pour soi, pour accomplir ce qu’on sent en soi comme la seule chose nécessaire. Et ensuite pour tous les hommes. Mais cela implique peut-être que l’écrivain se
fasse une certaine idée de tous les hommes, qu’ils les croient semblables à lui-même. Il est seul, il le sait, il se veut seul, mais croit tous les hommes, comme lui capable de solitude, et,
comme lui, impatients et insatisfaits. Un poème, un roman sont une invitation à un certain songe, à un certain dépassement. Rien qu’un beau vers peut suffire, s’il est suffisamment chargé de
cette angoisse et de cette foi tout ensemble qu’au long des millénaires a résumé le mot d’humanité. C’est un certain tremblement à l’idée de tous les hommes pris ensemble, et aussi de
chacun d’eux considéré séparément dans son destin, et la volonté de se tenir avec lui à un certain honneur entre acceptation et l’exigence, entre la dureté et la tendresse. Parlé-je ici un peu
trop haut, entraîné par ma passion propre des vrais livres ? Pas de littérature sans une sorte de connivence entre l’écrivain et son futur lecteur. La parole la plus légère ne peut trouver
son timbre et sa beauté qu’en volant pas les lèvres de tous les hommes. Longus n’eut point écrit Daphnis et Chloé s’il n’avait espéré que « le conte en serait agréable à
plusieurs manières de gens, pour ce qu’il peut servir le malade, consoler le dolent, remettre en mémoire de ses amours celui qui autrefois aura été amoureux et instruite celui qui autrefois aura
été amoureux et instruire celui qui ne l’aura point été. Car jamais ne fut rien ni ne sera qui se puisse tenir d’aimer, tant qu’il y aura beauté au monde et que les yeux regarderont ».
L’écrivain compte sur son lecteur non seulement pour reconnaître maîs pour achever sa pensée : tous deux sont dans la même chimère. Tous deux travaillent à devenir eux-mêmes. Mais on n’est
pas sûr que ce soit longtemps encore l’idéal de beaucoup de gens. Le mot de Montaigne : « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être soi » est peut-être le mot d’un monde
en train de disparaître.
Nous ne sommes plus très assurés de demeurer nous-mêmes, et il est tel moment où nous n’imaginons pas sans frémir notre postérité, ces homoncules de laboratoire, cette humanité d’éprouvettes. Les
appels des anciens poètes à ceux qui viendront, leurs cris : « Exegi monumentum aere perennius » ou si vous préféré en français : « J’ai achevé un monument plus solide
que l’airain. » (Horace)
sont en passe de devenir ridicules.