Le blog de Elena la soumise
L’erreur de Nietzsche est d’associer, bien plus qu’il n’en a conscience, l’idée de culture à l’idée d’aristocratie. On naît « roi de la vie » bien qu’on ne le devient. Je connais des « rois de la vie » nés dans l’ignorance et la misère. Ils sont par leur nature même et rien au monde n’est capable de les vaincre. Le problème de la société humaine use est de promouvoir au premier rang et à chaque instant ces hommes invincibles pour qu’ils réveillent en nous la dignité et la liberté.
Il est tels pour qui la pensée n’est que moyen d’un songe et tels pour qui elle est l’arme d’un combat. La pensée la plus vraie finira par l’emporter. C’est tout ce que je veux croire. Lorsque je me suis pris à considérer les visages de ceux que j’aime, les rides pathétiques qu’y a imprimées une vieille peur, je n’ai pensé qu’à les effacer. Ce sont les conditions de la vie qui font la vie. Qui dira que nous ne pouvons pas changer ? Nous tirons tous la même charrette, mais tous les charretiers vous diront qu’il y a façon de la charger.
Il faudrait n’écrire que les jours de confiance et de force. Des blogs de souvenirs ne sont qu’une avachissante masturbation s’ils ne sont pas menés par un grand instinct. Chacun sait des choses qu’il est le seul à savoir. Il ne faut que les trouver et les dire, avec confiance, sans aucun respect humain, avec cette certitude qu’elles en valent la peine. Mais peut-être, quant à moi, ai-je trop pensé quelquefois à la phrase, au chant, à la musique de l’œuvre. Cela est paralysant, outre que la pensée s’en va, dès qu’on se préoccupe de la forme pour elle même. Un bon écrivain écrit bien sans y penser. La forme n’est qu’un outil dont il est toujours maître : « Un beau et grand murmure » me dit toujours Tacha pour caractériser ce qui est à ses yeux un grand livre. Oui, mais il ne faut pas que murmurer…
C’est de soi-même surtout qu’il convient de parler avec quelque ironie. Mais attention ! non pas l’ironie d’une femme qui s’avilit et se méprise, mais l’ironie de la force, de la maîtrise de soi.
Il n’y a pas de limite à la fidélité ; ainsi se sent on nécessairement, à tout retour sur soi-même, toujours infidèle. Si j’étais tout à fait fidèle, je brûlerais tous mes livres et tout ce que j’ai. Je quitterais mon petit appartement. « Qu’importent tous ces biens dit le pharisien, si je n’y tiens pas ! » Hypocrite ! On nous a une fois cambriolé chez Tacha : pendant des mois, il m’a semblé avoir perdu la moitié de moi-même. Pour quelques objets qui manquaient autour de moi, ma vie était toute défleurie. Cette expérience me laisse une vague inquiétude sur la consistance de mes nobles pensées. Tout de même je ne brûlerai rien. Le mal est en moi désormais, s’il y a mal, et je continuerai de croire m’expliquer le monde et, quand je ne fais peut-travailler à le changer, quand je ne fais peut-être que le vainement contempler.
Qu’est-ce donc qui vaux mieux ? La conscience ou la vie ? La culture n’est qu’un immense détour que nous faisons pour mieux apprendre ce qu’est la vie, augmenter la conscience. Mais combien ne sortent jamais de ce détour s’y perdent, ne reviennent jamais à la vie ? J’ai peut-être ainsi déjà mal entamer ma vie d’adulte ? Certes j’ai eu ma part de douleurs privées mais, tout compte fait, je suis heureuse. Installée dans mon capharnaüm rempli de livres, j’échappe autant qu’il se peut à la misère publique, aux souffrances qui, pour un grand nombre de mes contemporains, résultent des institutions mêmes, de l’organisation de la société, de la rationalisation grandissante du travail, de la déshumanisation des métiers, toutes choses que je connaîtrais si je n’avais pas réussi mes études et n’étais pas l’intellectuelle que je suis aujourd’hui, cette contemplatrice de la vie d’autrui. Je sens bien qu’à cause de cela je ne guérirai pas d’une certaine gène. L e sentiment d’une sorte de trahison me pèse souvent sur le cœur. Il me semble trahir tous ceux que j’ai quittés en ne souffrant pas comme eux. Je parviens quelquefois à me composer d’assez bons petits résumés des désordres du monde et de la misère des autres. Ils sont parfois assez clairs et j’ai la naïveté d’en être, au moins un moment satisfait. J’en fais alors des pages sur mon blog. Mais revenue au bon sens et à la modestie, je sens la vie vraie et forte passer près de moi comme un grand fleuve. Il emporte mes petits papiers…