Dimanche 27 avril 7 27 /04 /Avr 12:46
 « Je suis sûre qu’il ne faut jamais se permettre d’être à son moi le plus profond. »

Kath. MANSFIELD

 

Gandhi, Tolstoï avaient un sens admirable de ce que devrait-être notre humilité. Elle est la condition de l’égalité. Il faudrait ne pas se mentir à soi-même et connaître tout le mal qu’on fait. Nous continuons d’avoir, sans seulement y penser, nos esclaves qui font tout ce que nous ne voulons pas faire. Tolstoï demandait que chacun portât personnellement tout le travail et les dangers de la vie et ne les mît pas sur le dos des autres. Il voulait que chacun gagnât tout son pain. Ce n’est pas aux autres à nous le gagner.

 

J’ai à l’esprit ce texte de Montaigne : « Les plus belles vies sont, à mon gré celles qui se rangent au modèle commun et humain, mais sans miracle et sans extravagance. » C’est à peu près le dernier mot plein d’humilité, des essais. Je me suis toujours donné pour une « femme de série », une femme du commun, et l’expression à certains, cela peut paraître démagogique par trop d’humilité. On me l’a souvent reproché. Je devrais sans doute écrire pour la dernière un livre que j’intitulerais le commun des femmes pour en mettre en valeur tout au contraire la grandeur. Il n’y a aucune modestie à s’en recommander. C’est un sujet autour duquel je réfléchis souvent. Mais il faudrait pour le bien traiter, la force de la vie, la confiance d’un Whitman d’un Hugo, d’un Tolstoï.

Le « modèle commun »est, dans la réalité, le plus grand qui soit, et il n’y a que de la fierté à prétendre le retrouver en soi, et les plus grands des écrivains sont ceux qui y sont parvenus, non ceux qui exploitent quelque petite différence par laquelle ils croient se distinguer de la masse des humains, ne célébrant que leur personne, émerveillés d’être si intelligents et si rares. Les fats de cette sorte n’ont jamais manqué. La plus haute inspiration a son principe et sa source dans le sentiment profond qu’un écrivain peut avoir de ne se connaître que des semblables. Quelle fraternité dans ces paroles de la Préface des contemplations : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. » Etre Hugo, plein d’œuvres et au sommet de la gloire, et refuser de croire à l’honneur de n’être que soi !

La conscience, la volonté de cette identification avec le commun des hommes n’a sans doute, en aucun écrivain, été plus nette et plus claire que dans les feuilles d’herbe de Walt Whitman. Il a franchement voulu être le poète de la démocratie idéale, telle que la découverte d’un nouveau continent, une sorte de recommencement de l’histoire humaine, une fièvre d’invention jamais encore connue, sans un sens tout neuf de l’égalité nécessaire donnait occasion de la définir. Il voulait être tous les hommes non pas seulement abstraitement les penser. Les plus simples, les plus humbles étaient ses plus cher camarades, de cochers, des passeur de bac. Il se sent tour à tour typographe, journaliste, charpentier. Tous les métiers se valent. Le monde n’est qu’une grande œuvre à laquelle tous les hommes collaborent. Il devient son peuple, son pays même. Des hommes seulement, non des dieux, ni des prêtres, peuvent avoir l’intuition de la foi humaine des temps futurs. La vraie sagesse n’est que de la pensée d’homme. « Aucun homme, écrit-il, n’a commencé à penser combien divin il est lui-même. »

C’est cette voix que j’ai entendue, il y a sept ans un jour chez Tacha, et je n’ai plus cessé de l’entendre.

Le fâcheux est qu’on ne se définit jamais ce « modèle commun » que d’après soi-même, si bien qu’on n’avance et ne gagne guère par cet effort qu’on fait pour le rejoindre. Comment sortir de soi ?

 

Quelle peine ont eue nos anciens à imposer l’idée d’humanités modernes, à créer une licence, une agrégation de lettres modernes ! On n’enseigne, dans les lycées, le russe, en tant que russe que depuis 1875 environ. Et sans doute, le russe est-il encore ce qu’il y a de plus mal enseigné dans notre système d’enseignement. C’est aussi qu’il n’est rien de plus difficile. Quelle prétention d’enseigner à des gens ce qu’ils croient déjà savoir ! Le professeur est plus à l’aise quand il enseigne une chose qu’il est seul à savoir, le latin, une langue étrangère ou quelque science que ce soit. Mais si vous enseignez le russe, vous enseignez quelque chose que tous les enfants à qui vous parlez croient déjà connaître, et même il arrive que quelques-un le sachent déjà en effet aussi bien que vus, étant plus sensible à ses finesses et ses merveilles.

Je parle de ma langue mais suis certaine que cela est de même pour le français en France.

 

L’invention crée l’invention, et tout se passe comme si depuis environ quatre-vingts ans, la tête des hommes étaient devenue plus intelligente et leurs mains plus habiles. L’homo faber s’est trouvé brusquement armé de façon tout à fait nouvelle et les mains techniciennes travaillent en même temps que la tête pense. Les inventions ne nous surprennent plus et même nous nous étonnons que certaines n’aient pas été faites plus tôt.

 

Il faut enseigner aux adolescents leurs temps et rendre à tous les hommes leur monde qu’ils semblent parfois en train de perdre du fait  même de sa rapide transformation. J’ai connu, pendant mes vacances, enfant, un paysan qui était plus maître de son monde que ne pourra l’être son fils ou son petit fils. Il ne savait pas lire…son monde était la nature autour de lui, les champs, des chemins qu’il connaissait, des herbes qu’il était capable de nommer sans aucune culture livresque, mais il lisait la terre elle même. Une herbe rongée suffisait à l’avertir soudain qu’un lapin, un lièvre était passé par là., Il vivait dans une monde qui, par les couleurs, les sons, les bruits étaient vraiment le sien. Son ignorance le mettait en garde contre les mensonges.

Dans quel monde vivons nous ? On nous l’arrache par morceaux. Il est comme une toile déchirée. IL faudrait la raccommoder. Les matières plastiques remplacent tout. Nous vivons dans le faux-semblant et si quatre-vingt dix pour cent de notre savoir est tout actuel, tout récemment acquis, comment ne perdrions pas notre passé, n’oublierions-nous pas notre âge et notre histoire ?

Aucun homme ne sera plus, à l’intérieur de ce temps, ce que pouvait être un Montaigne à l’intérieur du sien. Montaigne savait tout ce que son temps pouvait savoir. Personne ne saura plus tout ce qu’il est possible de savoir du nôtre. Le plus nécessaire serait d’essayer de définir et de reconnaître le fond de culture commun qui permettrait à tous de vivre leur temps. Il faut craindre que la diversité même de ce prodigieux savoir, en nous contraignant à la spécialité, ne nous conduise à une singulière sottise. Nous pouvons devenir des fourmis très actives, transporter chacun notre petit paquet, notre miette, et la fourmilière se remplira. Mais le cerveau de rassemblement de toutes ces fourmis ne sera nulle part. Oppenheimer, raisonnant sur ces choses, nous console en nous avertissant qu’un certain esprit pourrait nous sauver si nous y prenions garde : c’est que chacun de nous sache quelque chose sur cette chose même et la connaissance qu’il en a il prenne idée de ce qu’est la vérité. Nous savons quand nous savons et quand nous savons pas. Là est peut-être le salut, et Oppenheimer garde sa foi en la raison. Chacun par une discipline que sa spécialité même peut l’obliger à pratiquer, peut se mettre, si l’on peut dire, en état de vérité et reconnaissance quand les autres le sont avec lui, et c’est l’association de tous ces hommes authentiques mis en état de vérité qui ferait une société authentique et capable de la liberté. Car la liberté n’est que le fruit de la connaissance et nous devenons plus libres à mesure que nous savons davantage et distinguons mieux dans l’ensemble des choses le vrai et le faux.

 

Il y a une profonde inégalité de développement entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme. L’augmentation prodigieuse de notre savoir concerne les choses, la nature autour de nous, mais non pas nous-mêmes, et ce déséquilibre nous rend vaniteux. Nous croyons tous être allés, l’autre jour, dans la lune où tout près d’elle. Le prestige de la découverte est immense, et cela est juste, mais crée en nous un dangereux orgueil. La vieille formule de Bacon « savoir c’est pouvoir », a commandé la science moderne, mais il y a un grand péril à pouvoir plus qu’on ne sait. Ce que chacun de nous peut est souvent extraordinaire, mais ne le rend pas plus malin. A voir un moteur sous soi donne une puissance singulière, et, dès lors, un désir d’étonner, d’être le premier. Chacun appuie sur l’accélérateur et croit que c’est lui-même qui dans l’instant travaille. Un platane soudain le rend à la modestie. Nous gagnerions beaucoup à prendre aussi conscience de notre ignorance, profonde et illimitée, de tout ce qui reste à connaître, et ce devrait être l’objet de l’enseignement, autant que d’augmenter notre savoir de spécialiste.

Joubert écrivait dès le commencement du XIXè siècle : « Les mathématiques rendent l’esprit juste en mathématiques, tandis que les lettres le rendent juste en morale. Les mathématiques apprennent à faire des ponts, tandis que la morale apprend à vivre. » Que ne pourrait-il écrire aujourd’hui ! C’est le plus grave défaut des réformes actuelles. Elles témoignent du même souci, professionnel technologique et technique. Que veut-on faire ? Remplir le plan préparer des manœuvres pour toutes places qu’ouvre le plan, des robots, des hommes dociles et obéissants.

Toute institution humaine n’est qu’un reflet de la société, et il serait curieux qu’on ne trouvât pas dans l’école tout ce qu’on trouve partout autour d’elle. Sans doute une vraie démocratisation de l’enseignement ne peut-elle être que l’effet de la démocratisation de la société delle-même et la suppose-t-elle. Une société n’a jamais que l’école qu’elle mérite.

Il n’y a pas plus grande offense que de refuser à un enfant, à un adolescent, le savoir, la culture et par suite toute conscience, la liberté dont il est capable. C’est le plus grand crime qu’on puisse commettre contre un esprit.

Il faut que l’école soit elle qu’elle interdise cette offense et forme des hommes « profonds » comme le demandait Diderot, aussi profonds qu’ils pourront être.

Valéry expliquait que nous pouvions tous devenir des hommes assez heureux mais peut-être un peu bêtes et assez peu exigeants dans l’ordre de l’intelligence. Il disait que les sociétés heureuses n’aimaient pas beaucoup l’esprit. Elles n’en ont pas besoin. De tels avertissements sont bien utiles. J’ai un grand souci du bonheur des hommes, mais je dois reconnaître qu’au fond de moi-même je suis encore plus intéressée par leu honneur, leur intelligence et leur liberté.

 

Un grand écrivain, surtout dans les périodes malheureuses de l’Histoire, est à la fois poète et prophète, vates. Le monde, comme il va, ne peut nous suffire. La prophétie peut n’être qu’un grand souvenir, telles sont les profondeurs constantes de notre condition. L’age d’or, selon la légende, était aux commencement des temps, mais il vaut mieux croire sans doute que chaque enfant qui naît peut-être le renouvellement du monde.

Par Elena Tikhvinskaya - Publié dans : Cogito: Ma réflexion en cours
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Commentaires

Le mot est lâché : Humilité. Je complèterai par modestie. Ces mots sont bannis de notre culture moderne et c'est bien dommage. On ne vante aujourd'hui que l'assurance, l'arrogance, et la culture de la célébrité. Les plus jeunes ne rêvent que de monter sur un podium, de passer sur un plateau de télévision, ou d'être sélectionnés pour la star ac. Pourtant, la vraie valeur de chacun ne se mesure pas à l'audience (ou au blog rank !) mais au rayonnement. Tu parles du développement des connaissances, et pourtant, je trouve que la conscience collective est de plus en plus pauvre sur ce même monde. Fait anecdotique, et au risque de passer pour un vieux rétrograde, la nouvelle génération est de plus en plus privée de repères sur ce monde qui l'entoure, oubliant même le vocabulaire pour décrire ce monde, vocabulaire qui est pourtant la base de la conscience. Ainsi, décrire une forêt se résumera souvent au terme "arbres", sans faire le distingo entre chêne, orme, bouleau, châtaignier et autres essences, preuve s'il en est de l'appauvrissement de notre rapport à la terre. A quoi bon dans ces conditions parler d'écologie. En lisant ton article, je repensais à une lecture qui m'avait marqué, l'épopée de Dersou Ouzala. Ce rapport à la nature me paraît aujourd'hui encore fondamental pour vivre en harmonie avec les autres. Vaste sujet... Le travail m'appelle... Amitiés.
commentaire n° :1 posté par : Sultan le: 28/04/2008 à 12h03

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